UN PORTRAIT DE GAUGUIN PAR SCHUFFENECKER  OU L’HISTOIRE D’UN RÈGLEMENT DE COMPTE


Claude-Emile Schuffenecker a vingt ans lorsqu'il découvre la peinture. Avant d'en faire son métier, il travaille comme courtier dans une agence de change parisienne où il fait la rencontre d’un certain Paul Gauguin. Nous sommes en 1872 : le jour, les deux amis sont courtiers, le soir, ils étudient à l’académie Colarossi mais également auprès de Carolus-Duran, un des plus grands portraitistes de la Troisième République. En 1881 la crise financière les oblige à abandonner leur métier. Contre toute attente les deux confrères en font une opportunité : Gauguin et Schuffenecker décident alors d’exposer leurs premières peintures.
Le portrait au pastel de Paul Gauguin dessiné par Claude-Emile Schuffenecker que présente la Maison Ader le 22 mars prochain, à l’occasion de sa vente de dessins à Drouot, aurait pu être le témoignage de leur amitié, mais le dessin, réalisé en 1896, se trouve être un petit règlement de compte au pinceau…

GAUGUIN - SCHUFFENECKER : UNE RELATION AMICALE ET PICTURALE
La fin du XIXème siècle est une période cruciale pour la peinture moderne en France. Gauguin et Schuffenecker participent à cette aventure picturale, l'un en est acteur, l'autre, suiveur. Schuffenecker soutient l'artiste breton et l'encourage dans sa carrière de peintre. Il le nourrit, l'héberge et lui avance régulièrement de l'argent pour préparer ses voyages. Admiratif de Gauguin, Schuffenecker ira même jusqu'à prénommer son fils Paul. Claude-Émile Schuffenecker met tout en œuvre pour fréquenter les plus grands artistes de cette avant-garde picturale. Avec d'autres peintres impressionnistes -Cross, Signac, Seurat- il est l'un des membres fondateurs du Salon des Indépendants. Il s'investit également auprès des post-impressionnistes en leur trouvant des lieux d’expositions, tel que le café Volpini, où ils peuvent exposer en marge du Salon qui les refuse. C'est lui aussi qui présente Paul Gauguin, Odilon Redon et les frères Van Gogh à Emile Bernard.
Si Schuffenecker s'était contenté de fréquenter des artistes et de collectionner leurs toiles, il serait passé à la postérité comme un amateur éclairé de son temps. Mais Claude-Emile Schuffenecker se rêve artiste. Il pratique la peinture « avec obstination, avec acharnement » explique Philippe Dagen, historien d'art, spécialiste du XIXème. « Il peignait huiles et pastels (...) et Schuffenecker n'a pas exécuté une œuvre qui suggère une quelconque singularité ». Aussi simple, aussi brut qu'était le travail de Gauguin, il n'en était pas moins doté d'une grâce qui faisait toute la différence avec son compagnon. La peinture de Schuffenecker, elle, flottait entre impressionnisme et symbolisme : latence et hésitation rédhibitoire qui l'empêchaient de s’imposer. 

LA QUERELLE
Ses rapports avec Gauguin oscillent alors entre admiration et jalousie dévorante. Au fil des années, leur relation s’étiole jusqu'à la dispute définitive qui éclate autour de 1890. Gauguin finit par trahir son ami en offrant à la postérité un portrait acerbe de la famille Schuffenecker, conservé aujourd’hui au Musée d’Orsay. Dans ce tableau réalisé en 1889, il représente Louise, l'épouse de Schuffenecker, comme une femme peu complaisante. Paul Gauguin avait-il, ainsi que son entourage semblait le prétendre, cherché à la séduire ? Econduit par l’épouse fidèle, s’est-il senti blessé ? Les conservateurs du Musée d'Orsay, relèvent quelques indications symboliques qui pourraient confirmer cette hypothèse : « deux précédents portraits en céramique de Louise ont un serpent pour attribut, symbole de tentation. Et dans ce tableau l'alliance ostentatoire sur une main démesurément grande la montrent en mère dominatrice et en épouse revendicatrice ».
Quant à Claude-Emile Schuffenecker placé à gauche et au second-plan de ce tableau, il est représenté dans une attitude servile. Disproportionné, les mains croisées, et affublé de chaussures trop grandes, il semble être désavoué comme peintre et rejeté comme mari. 

L’OPPORTUNITÉ D’UNE RÉPLIQUE ARTISTIQUE
Les vengeances par œuvres interposées ont toujours existées, tant dans le domaine littéraire et musical que dans le domaine pictural. Contextualisation : la collection d'ouvrages Les Hommes d'aujourd'hui a été fondée en septembre 1878. En 1885, elle est reprise par Léon Vanier qui fait de la caricature un élément majeur de sa ligne éditoriale. Chaque numéro est consacré à une personnalité contemporaine et la couverture est illustrée par un portrait coloré la représentant. Aussi, en 1896, lorsque Vanier propose à Schuffenecker de dessiner la couverture du numéro 440 consacré à Gauguin, l'artiste ridiculisé y voit l'opportunité d'une riposte artistique cinglante.
Ce portrait au pastel fait en réalité partie d'une série d'études préparatoires dessinées par Schuffenecker pour cette couverture.
Du portrait austère de L'Atelier de Schuffenecker peint par Gauguin quelques années auparavant, Claude-Emile Schuffenecker récupère l'attitude de soumission qui caractérise son personnage. Aussi, pour ridiculiser son ancien compagnon, il utilise un habile jeu de miroir. Il représente Gauguin dans une attitude comparable avec cette même masse de cheveux sombres et ce regard identique. Ce pastel contient plusieurs éléments essentiels du Symbolisme. Tout d'abord, la muse en arrière-plan et le crucifix qu'on devine dans les mains de Gauguin font allusion à la représentation du monde intérieur de l'artiste. Ensuite avec sa palette de tonalités vives et fantaisistes, Schuffenecker dépasse l’usage habituel de la couleur - c’est à cette époque qu’elle devient un moyen expressif à part entière.
En 1897, dans une lettre adressée à son confident Daniel de Monfried, Gauguin fustige ce portrait. Le jugeant simplificateur, limité et facile, il le voit comme la réduction de son appartenance au mouvement symboliste en vogue.




Claude-Emile Schuffenecker (1851 - 1934)
Paul Gauguin, sketch c. 1896 
Pastel on paper, 34 x 31 cm. 
Estimation : 6000 - 8000 €





Paul Gauguin
L'Atelier de Schuffenecker, en 1889, 
huile sur toile, H. 72,7 ; L. 92,0 cm. , 
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais/ Patrice Schmidt




DESSINS
vendredi 22 avril 2022 14:00
Salle 6 - Hôtel Drouot , 9, rue Drouot 75009 Paris

EXPOSITION : 
Jeudi 21 avril 2022 de 11h à 20h
Vendredi 22 avril 2022 de 11h à 12h