QUELQUES ANECDOTES SUR LA VENTE DE LA COLLECTION ANDRÉ VASSEUR - Focus sur le lot 335



 
André Vasseur s’est constitué toute une collection de revues littéraires, collection vendue chez Ader les 1er et 2 mars 2023, dans sa totalité. Le lot n°335 de cette vente est la revue Perhinderion, créée en 1896 par Alfred Jarry. L’auteur d’Ubu Roi (1895) voulait faire la part belle aux images dans cette revue qui ne connut que deux numéros publiés. André Vasseur a acquis pour sa collection ces deux recueils d’images, dans un excellent état, et d’une luxueuse facture, puisqu’ils sont parfaitement emblématiques, à eux deux, du climat littéraire et du renouvellement des intérêts esthétiques de la fin du siècle.


Un contexte de création houleux
Alfred Jarry s’était déjà lancé dans une entreprise similaire aux côtés de Remy de Gourmont, par la publication de la revue L’Ymagier (lot n°311 de la même vente) dont le premier numéro sortit en octobre 1894. Alfred Jarry rencontre Remy de Gourmont en fréquentant les milieux littéraires parisiens de la fin du XIXe s. Par ses publications dans L’Art Littéraire, Jarry côtoie en effet plusieurs personnes importantes de la scène littéraire parisienne : Alfred Vallette, fondateur du Mercure de France, Marcel Schwob, et donc Remy de Gourmont, qui était un écrivain, intellectuel et bibliophile.

Suite à une mésentente entre les deux fondateurs de la revue L’Ymagier (potentiellement au sujet de Berthe de Courrière, qui fut la compagne de Remy de Gourmont après avoir été celle du sculpteur Clésinger), Alfred Jarry quitte L’Ymagier en Automne 1895 pour fonder une revue directement concurrente : Perhinderion.

Deux numéros exceptionnels
Comme l’indique Alfred Jarry dans son texte « Premier son de la messe » publié dans le premier numéro de sa revue, « perhinderion est un mot breton qui veut dire Pardon au sens de Pèlerinage ». Le choix du titre fait ainsi écho au séjour breton d’Alfred Jarry (il étudie au lycée de Saint-Brieuc puis de Rennes), et lie la revue au colportage qui accompagnait les pèlerinages. Les colporteurs, transporteurs de marchandises mais également d’images (souvent désignées aujourd’hui comme « images populaires ») dans les zones rurales françaises, ont accompagné le développement de la reproduction des images, et étaient encore assez présents sur le territoire français pendant tout le XIXe s., même s’ils tendaient à disparaître à la fin du siècle.

Et ce sont justement ces images reproduites qui intéressent Jarry dans sa publication. Le premier numéro, publié en mars 1896, est composé de sept planches, avec trois reproductions d’estampes de Dürer (« Ecce Homo » de la Grande Passion, « Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse », et « Le Martyre de saint Jean » de L’Apocalypse), et quatre grandes images d’Épinal de Georgin, aux magnifiques couleurs. Ces planches sont accompagnées de quatre bois du XVe s. qui reproduisent deux chapitres de la Cosmographie de Sebastian Münster, et du texte « premier son de la messe ». Le second numéro, de juin 1896, regroupe quant à lui une reproduction du « Martyre de sainte Catherine » de Dürer analysée par Jarry (« Considérations pour servir à l’intelligence de la précédente image »), de grandes images d’Épinal en couleur, une composition d’Émile Bernard représentant le Christ en croix, rehaussée à la main en couleur, un texte de Félix Fénéon (déjà publié en 1888), et un cuivre du XVIIIe issu d’un traité d’escrime.

Ainsi, comme l’écrit Jacques Mégret en 1960 : « c’est un recueil assez étrange, typique de l’esprit d’A. Jarry ; la naïveté étudiée y rejoint le culte de l’art classique, mais rare et érudit, et celui du biscornu que nous dirions aujourd'hui farfelu ».

Nouvelle importance et nouvelle approche de l’image
Emmanuel Pernoud démontre dans La revue de l’art en 1997 que cette parution s’inscrit parfaitement dans le contexte d’un renouvellement de l’intérêt pour l’image à la fin du XIXe s., tout en s’en détachant dans la singularité de l’entreprise.
En effet, au XIXe s. se développe une toute nouvelle perception de l’image, et notamment de l’image populaire, en lien avec le développement de l’école réaliste en littérature et dans les arts. Un fervent défenseur de ce courant réaliste est Champfleury, qui, dans le climat révolutionnaire de 1848, tourne son intérêt vers ces images populaires qu’il voit comme un mode d’expression et de sentiment artistique du peuple. John Grand-Carteret pousse plus loin cet intérêt quelques années plus tard. Collectionneur de documents anciens, allant des gravures de mode aux faire-part de décès, il est commissaire d’une exposition sur l’histoire du papier au palais de l’industrie en 1894. Il est possible que Jarry ait vu cette exposition, ou bien même ait lu un des deux ouvrages de Grand-Carteret (Les Mœurs et la Caricature en Allemagne ou Les Mœurs et la Caricature en France) ou sa revue, Le Livre et l’Image (lot n°302 de cette vente).

Jarry est en tous cas influencé par ce climat de mise en valeur de l’imagerie populaire, qu’il faut également associer pour cet auteur à son goût artistique éclectique, que ce soit dans un art « naïf » comme celui du Douanier Rousseau dont il est un des premiers vrais admirateurs, ou bien dans une forme d’art vue comme peu « noble » : par exemple, on peut constater son intérêt pour les spectacles de marionnettes, une autre forme d’art qualifiée de populaire, qui le conduit à mettre en place une représentation d’Ubu Roi avec des marionnettes à fil en 1898, celle d’Ubu fabriquée par Jarry lui-même, tandis que les autres sont faites par Pierre Bonnard.

Néanmoins, on voit ici que l’intérêt que porte Jarry à ces images n’est pas le même intérêt documentaire et encyclopédique que Champfleury et Grand-Carteret. Emmanuel Pernoud montre bien qu’Alfred Jarry apprécie ces images populaires avant tout pour leur apport esthétique, qu’il met au rang d’œuvres d’art ces images d’Épinal au même titre que des gravures de Dürer. Il leur donne toute leur noblesse en les reproduisant sur un papier de qualité, avec de belles couleurs, et surtout dans leur format originel, comme il l’explique dans « premier son de la messe » : « les reproductions des vieilles planches seront photogravées sur des originaux, sans en réduire la dimension, et tirées – quant à l’édition ordinaire – sur le papier vergé le plus pareil aux papiers anciens. ». Ce genre de réalisation est permis par le développement à la fin du siècle de nouveaux procédés photomécaniques, qui rend la reproduction d’images plus fidèle, et qui en facilite l’accès.
Cette revue est donc un réel témoignage de tout ce nouveau climat autour des images, suscité par leur reproductibilité, leur accessibilité, et la redécouverte de leur esthétisme.



Un milieu bibliophile propice à une telle parution
Cet intérêt pour les images est fortement lié à l’intérêt de tous les grands esprits de cette fin de siècle pour le livre en tant qu’objet, qui suscite le développement de collections bibliophiles. Le livre devient en effet un objet de collection, et est entouré d’une aura presque mystique.

Cela explique le soin que Jarry apporte à la forme que prend sa revue : il choisit lui-même le papier et en propose différentes catégories, à différents niveaux de prix, du tirage sur vergé d’Arches à 12 francs jusqu’au tirage « sur vieux Japon à la cuve » à 40 francs. Il apporte également un soin tout particulier à la typographie utilisée dans le deuxième numéro : « on a retrouvé pour nous les poinçons des beaux caractères du quinzième siècle, avec les lettres abréviées, dont nous ne donnons qu’un exemple imparfait avec nos deux chapitres de Sébastien Munster, mais qui seront fondues avec le plus grand soin, et serviront spécialement à nos textes à partir du fascicule II. ». Cette typographie a aussi été utilisée par Jarry pour Ubu Roi, comme il l’indique dans une publicité pour son livre qu’il fait figurer à la fin de sa revue : « UBU ROI, volume petit in-18, en venir au Mercure de France, est composé avec les caractères du Perhinderion ».

Dans ce climat bibliophile, les petites revues littéraires, qui sont justement le sujet de la collection d’André Vasseur, connaissent un vif succès et beaucoup sont créées à cette période. La vente organisée par la maison Ader en ce début mars, rend une impression de la quantité et de la qualité de cette production d’une grande richesse littéraire et artistique.




PERHINDERION
Revue d’art, paraissant six fois dans l’année, rédigée par Alfred Jarry N° 1, mars 1896-n° 2, juin 1896. Paris, Imprimerie C. Renaudie, Directeur : Alfred Jarry, Dépôt pour les libraires au Mercure de France. Textes de Alfred Jarry, Félix Fénéon, Sébastien Munster (« Cosmographie »). Reproductions de bois gravés d’Albrecht Dürer et tirages d’anciennes images d’Épinal de Georgin, composition d’Émile Bernard rehaussée à la main en couleurs. 7 planches dont 4 doubles, [4] ff. de texte dont un sur papier violet ; 5 planches dont 3 doubles, [3] ff. de texte dont un sur papier violet. Couverture parcheminée illustrée et imprimée en rouge. Rare collection complète. 1 vol. in-folio relié. Joint : – 1 L.A.S. de Michel Arrivé (20 novembre 1964) à André Vasseur ; – Article de Jacques Megret : « Alfred Jarry et le “Perhinderion” », extrait du Bouquiniste français (n° 23, octobre 1960). Magnifique exemplaire sur vergé d’Arches, de toute fraîcheur. C’est après avoir publié L’Ymagier avec Remy de Gourmont – et après s’être brouillé avec ce dernier – qu’Alfred Jarry publia deux livraisons de cette étonnante revue destinée à reproduire le plus fidèlement possible les belles estampes anciennes et populaires des images de colportage.
Estimation : 10 000 / 12 000 €





Informations sur la vente :

Revues littéraires des XIXe et XXe siècles
Collection André Vasseur - Au profit de la fondation Robert Ardouvin

1er mars : lots 1 à 355
2 mars : lots 356 à 686


EXPOSITION PUBLIQUE :

À l’étude ADER
3, rue Favart 75002 Paris

Mardi 28 février de 11 h à 18 h
Mercredi 1er mars de 11 h à 12 h


RESPONSABLES DE LA VENTE :

Marie-Axelle Couppé
macouppe@ader-paris.fr
01 80 27 50 22

Victor Dumont
victor.dumont@ader-paris.fr
01 53 40 77 10