La vente du 30 mai 2023, regroupant enluminures, livres anciens et modernes, présente un ouvrage à l’énigmatique ex-libris. Quatre volumes, en maroquin rouge, parés de triple filet doré en encadrement sur les plats et qui renferment de nombreuses illustrations gravées, ont probablement une provenance prestigieuse.

L’ouvrage en quatre volumes a été publié entre 1731 et 1735 à Augsbourg et a été rédigé au début du XVIIIe siècle par Johann Jacob Scheuchzer. Ce dernier commence par faire des études de médecine à l’université d’Altdorf puis à celle d’Utrecht. Il passe son doctorat en 1694. Dans le même temps, il commence la rédaction d’ouvrages qu’il combine avec une recherche active sur le terrain, effectuant des voyages dans les Alpes où il va à la rencontre des habitants. Installé comme docteur à Zurich, il s’investit dans différentes sociétés savantes de la ville et dirige la bibliothèque municipale. Il est considéré comme le fondateur de la paléontologie et de la paléobotanique.

C’est donc ce savant homme de science, qui à la fin de sa vie, s’attèle à son dernier ouvrage, la Physica sacra dans lequel il cherche à concilier ses propres découvertes et les avancées scientifiques de son temps avec les textes sacrés. Il en résulte un ouvrage magistral, une somme de savoirs, qui sera publié en plusieurs langues : d’abord en allemand et en latin, puis en français entre 1732 et 1737.

La version que nous possédons ici est vraisemblablement l’édition originale latine et l'une des plus belles œuvres sorties des imprimeries d’Augsbourg. Cette qualité est assurée par les nombreuses illustrations très inventives qui viennent agrémenter le texte et ajoutent une compréhension visuelle à celle plus théorique de l’écriture. Il existe même une illustration (numéro 66) parée de couleurs qui devaient donc être ajoutées après l’impression.

La grande majorité des presque 800 planches présentes dans l’ouvrage ont été dessinées par Johann-Melchior Füssli et ont été gravées sous la supervision de Johann Andreas Pfeffel. Les meilleurs graveurs de l’époque et de la région se sont réunis autour de cette réalisation puisqu’on retrouve, outre le nom de Johann Andreas Pfeffel, ceux de Martin Tyroff, Georg Daniel Heumann, Hieronymus Sperling, Johann Georg Pintz, Johann Daniel Herz, Johann August Corvinus, Jacob Andreas Fridrich, etc. Tous ont mis leur talent au service de la reproduction de ces compositions fabuleuses qui mêlent un discours scientifique précis à des formes à la fois réalistes et fantastiques, provoquant un sentiment de fascination autant que de questionnement.

Cet ouvrage est donc une somme de connaissances et également un travail artistique hors du commun, dont la publication fut certainement coûteuse et qui était réservé en ce siècle des Lumières aux aristocrates éclairés. L’adjonction d’images rehausse le prestige de l’ouvrage mais fait aussi écho à l' intérêt de son auteur, Scheuchzer, pour les théories de l’éducation et de la transmission des connaissances.

Parmi les aristocrates éclairés, une femme qui n’est pas connue en premier lieu pour l’intérêt qu’elle portait aux sciences et aux lettres et qui fut probablement propriétaire de l’ouvrage présenté à la vente au numéro 64. Un ex-libris sur le quatrième volume indique, dans un cartouche gravé sur bois portant la mention « Versailles », que le livre a appartenu à une certaine « Madame d’Etioles ». Or Madame d’Etiolles, arrivée à la cour de Versailles vers 1745, fut nommée Marquise de Pompadour par le roi. L’ouvrage a donc probablement appartenu pour un temps à l’une des plus célèbres favorites de Louis XV qui resta attachée au roi jusqu’à sa mort. 

Ce personnage à la réputation sulfureuse, haïe par une partie de la Cour voyant qui voyait en elle une arriviste de la haute-bourgeoisie, était avant toute chose une grande protectrice des arts et des lettres. Dès son plus jeune âge, les grands penseurs reconnaissaient en elle une lectrice hors pair. Voltaire disait d’elle en 1745 alors qu’elle avait à peine 24 ans : « Elle a plus lu à son âge qu’aucune vieille dame du pays où elle va régner ».

On sait qu’avant même son arrivée à Versailles, elle possédait déjà une bibliothèque personnelle qui ne fit qu’augmenter au cours de sa vie et qui la suivit jusqu’à l’hôtel d’Évreux, qu’elle acquit en 1753. Un catalogue de la vente de sa bibliothèque en 1765 dénombre près de 3 000 ouvrages, ce qui est un nombre considérable pour la période, avec une approche transdisciplinaire qui témoigne de l’ouverture d’esprit et de la curiosité de la marquise.

Cet ouvrage devait être un fleuron de la collection de cette femme bibliophile du fait de ses très nombreuses planches gravées. Il apparaît par la suite dans la collection d’un autre amateur : Augustus Frederick, duc de Sussex, sixième fils du roi George III, qui avait une bibliothèque de plus de 50 000 volumes dispersés en six ventes entre 1844 et 1845.